Audiovisuel, musique : l’Afrique, terre de pirates ?
Audiovisuel, musique: l’Afrique, terre de pirates ?
Droits d’auteur piétinés, contenus détournés, chaînes piratées… Les consommateurs y trouvent leur compte, mais la création culturelle peut-elle survivre à ce pillage généralisé ?
«Au Sénégal, beaucoup de gens sont trop pauvres pour s’offrir Canal+.
» Alassane Fall
– appelons-le ainsi
– fait partie de ceux-là.
Comme des centaines de milliers de compatriotes accros aux matchs de foot des principaux championnats européens et des compétitions internationales,
cet ancien militaire de 31 ans, qui a lancé son agence de sécurité, a donc opté pour une formule à la portée de toutes les bourses.
Pour un modique abonnement mensuel de 3 000 F CFA (4,50 euros),
il reçoit un bouquet de 85 chaînes dont National Geographic, TFX, Action, France 24, de nombreuses chaînes africaines…
et 10 chaînes sportives parmi lesquelles beIN Sports.
Et peu lui importe si cette dernière ne dispose d’aucun droit de diffusion au Sénégal.
À Keur Mbaye Fall, la ville de la grande banlieue dakaroise où il réside,
« les gens ne sont pas prêts à débourser 10 000 à 20 000 F CFA par mois pour obtenir le bouquet complet de Canal+ », fait valoir Alassane.
Alors, comme nombre de ses voisins, le trentenaire vient grossir les rangs des Sénégalais qui ont opté pour l’offre alléchante des câblodistributeurs.
Un pied dans l’illégalité, l’autre dans le secteur formel, les « câblos » sont devenus au fil des vingt-cinq dernières années une sorte d’État dans l’État,
qui fait tourner la tête aux opérateurs audiovisuels ainsi qu’aux institutions officielles,
incapables de décider s’il convient de les déclarer hors-la-loi ou d’officialiser leur existence.
L’histoire commence au début des années 1990, comme une banale affaire de débrouille à l’africaine.
Quand Canal+ Horizons débute ses programmes au Sénégal (1991),
en Tunisie (1992) puis en Côte d’Ivoire (1994), le paysage audiovisuel africain s’en trouve métamorphosé.
Les films, bien sûr, apportent une bouffée d’air frais dans l’univers confiné des chaînes d’État,
où les rediffusions de séries françaises des années 1980 et les sitcoms mal doublées venues d’Amérique latine font office de seul divertissement hertzien.
Mais surtout, Canal est une fenêtre ouverte sur le ballon rond, qui,
des îles du Cap-Vert au golfe de Guinée fait office de religion collective.
De l’informel à la légalité
« Les premiers abonnés à Canal+ Horizons étaient bien obligés d’accueillir leurs proches et leurs voisins dans leur salon les soirs de match »,
raconte Papa Alioune Camara, membre fondateur de la structure nationale qui fédère désormais les câblodistributeurs du pays, Safinatoul Amane (ex-Soretec).
Très vite, face à l’invasion des supporters dans les maisons,
la situation devient ingérable et conduit certains bricoleurs à introduire une dérivation au système, sans se préoccuper de légalité.
Depuis un décodeur initial, on tire un câble vers la maison voisine afin de pirater le signal, puis deux, puis cinq, puis vingt… En contrepartie, chaque foyer cotise mensuellement un abonnement aussi informel que modeste.
Les câblodistributeurs sont nés.
Ce qui s’annonçait comme une aventure novatrice et lucrative tourne vite au cauchemar.
Car au Maghreb, d’autres formes de piratage ont fait florès, au point de menacer la viabilité de la chaîne cryptée : vente, pour un prix modique, des codes de décryptage ou de décodeurs crackés, card sharing…
De l’Algérie à la Tunisie, l’ampleur du piratage est telle qu’au début des années 2000, confie un cadre de l’entreprise, « nous avons décidé de fermer nos filiales au Maghreb ».
Au sud du Sahara, toutefois, l’horizon n’est pas si rose.
Tels le désert qui grignote les pâturages du Sahel ou l’océan qui vient mordre chaque année davantage sur les demeures du littoral, les câblodistributeurs gagnent en assurance et déploient leurs câbles, comme une araignée tisse sa toile.
« Au milieu des années 1990, Canal avait recruté un ancien gendarme pour nous traquer et couper nos branchements, relate Papa Alioune Camara.
Mais très vite l’affaire les a dépassés, au point qu’ils nous ont même proposé des “factures de piratage” qui prévoyaient qu’on leur reverse un forfait sur les abonnements clandestinement perçus. »